La relation de crédit

La relation de crédit : une histoire de longue durée

Présentation

Si la relation marchande a suscité de nombreux travaux, la transaction à crédit représente un terrain moins exploré. L’un de ses caractères spécifiques tient dans sa temporalité. Interaction entre personnes et/ou institutions, vouée à se prolonger de manière plus ou moins durable – c’est le fondement même du crédit – elle ne se réduit pas non plus à un lien ponctuel et isolé, établi entre deux individus. Inscrite dans des chaînes relationnelles et des formations sociales complexes, elle ne peut exister sans jouer sur la confiance, la garantie, voire la dépendance. Elle ne se construit pas non plus en dehors des normes sociales et juridiques, élaborées et/ou tacitement acceptées par les acteurs, dont elles influencent les stratégies.
 
Il s’agit donc pour nous de réfléchir aux formes qu’a pu revêtir cette relation particulière, dans une histoire de longue durée. Le premier parti pris de cet atelier de travail est de centrer la réflexion sur la « relation », donc d’appréhender autant que possible ensemble la dimension sociale ET la dimension économique des liens qui se tissent dans la transaction. On peut en effet relire l’histoire des sociabilités urbaines, qui se nouent par exemple dans une boutique, en centrant l’observation sur la fonction économique de l’échange qui s’y réalise. La dette engagée par le crédit ne se réduit pourtant pas à son seul enjeu économique. Son contenu est également social et souvent symbolique.
 
Pour tenir ensemble ces dimensions, nous nous proposons de retenir l’expression « relation de crédit  pour désigner – au moins à titre provisoire – l’objet qui nous intéresse plus particulièrement dans l’histoire du crédit. Ce sont les types de réseaux qui se construisent autour de cet échange, et en particulier leur dimension dynamique, qui doivent nous retenir, s’agissant d’une relation qui s’installe dans une certaine durée. Nous souhaitons aborder le crédit sous l’angle de la transaction qui met aux prises deux ensembles d’acteurs, les créanciers et les débiteurs, d’ailleurs susceptibles d’échanger leurs rôles, voire de les tenir simultanément. Mener la réflexion à partir de la relation de crédit, autrement dit penser ensemble celui qui fait et celui à qui on fait crédit, ouvre sur une histoire des sociabilités et des dépendances. C’est donc le moyen de cerner des espaces d’interconnaissance, d’en explorer les ressorts – économiques, sociaux, juridiques – et d’en préciser les dimensions spatiales, sans se contenter d’en constater l’existence. Confiance, dépendance, domination, réciprocité, peuvent influencer ou gouverner, à des degrés divers, la relation de crédit.  Et l’étude des procédures de garantie aussi bien que celle des conflits engagés autour de la transaction à terme doit permettre de comprendre la construction sociale de ces notions.
 
Nous ne nous imposons pas, dans cette phase exploratoire tout au moins, de bornes chronologiques ou géographiques préétablies. Le dialogue entre spécialistes de différentes périodes et de différents espaces, comme la confrontation d’études menées à différentes échelles d’observation, nous semblent constituer un atout – à condition que l’enjeu problématique de cet atelier soit approfondi puis, peu à peu, formalisé. Nous ne souhaitons, ni nous en tenir à une collection d’études de cas ponctuelles, ni bien sûr brosser une vaste histoire générale du crédit. Ce que nous proposons en revanche ici, représente une première plate-forme d’interrogations partagées autour de la « relation de crédit ». Notre ambition est ainsi de permettre un dialogue entre études de cas, autour d’une problématique, puis d’une bibliographie constituées collectivement. Pour l’heure, nous proposons d’articuler cette problématique autour de cinq thèmes.
 

Cinq grands thèmes

1. Les donneurs de crédit

L’un des objectifs premiers de cet atelier de travail est de mieux prendre en compte le large éventail des acteurs qui font crédit, sans se limiter – comme cela a été longtemps le cas, en raison d’une plus grande facilité d’accès aux sources – aux instances les plus institutionnalisées. L’histoire contemporaine du crédit est en effet longtemps restée une histoire bancaire, peu intéressée aux formes, pourtant multiples, de crédit dit « informel », assuré par une multiplicité d’acteurs économiques a priori non répertoriés pour leurs fonction financières – au premier rang desquels les commerçants. Nous aimerions élargir la liste des instances créancières, en portant une attention particulière aux créanciers dits « informels » et dans une chronologie large, ouvrant le dialogue entre historiens des différentes périodes. Cette confrontation devrait permettre d’engager la réflexion sur cette notion d’« informalité », d’un emploi trop globalisant pour ne pas mériter un examen plus approfondi.

2. L’accès au crédit

Face à la pluralité des créanciers possibles, comment s’effectue l’arbitrage des débiteurs ? L’enjeu consiste ici à mettre en lumière l’existence ou non de marges de manœuvre et de stratégies des preneurs de crédit face aux instances, parfois concurrentes, susceptibles de répondre à leur demande. On s’interrogera aussi sur les mobiles de cette demande. Quels poids respectifs de l’économique, du social, voire du biographique (on pense par exemple à la question des dots et plus généralement du cycle de vie : existe-t-il des temps forts du recours au crédit ?) ? Outre le profil du débiteur, on prendra ici en compte le type de biens concernés par l’achat à crédit : quelle influence exerce-t-il sur la nature et le temps de la dette ? Il s’agit donc ici de réfléchir à l’articulation entre les différents moments de recours au crédit, les types de biens concernés et les différentes instances sollicitées, dans le temps et dans l’espace.

3. Le crédit, la norme et la loi

L’évolution des modalités d’encadrement de la relation de crédit – sur laquelle on dispose à la fois d’une littérature juridique pléthorique et de sources contentieuses – représente un complément essentiel de l’approche économique et sociale de la relation de crédit. L’approche de longue durée est ici nécessaire pour comprendre l’évolution des manières de considérer les différentes formes de crédit. La première question est celle des conditions de sa licéité et, du même coup, de sa visibilité dans les sources. La question de l’usure devra évidemment être envisagée de ce point de vue, non pas sous l’angle de la réflexion théologique, mais quant à son impact sur les pratiques sociales. On envisagera aussi, a contrario, les situations où le paiement à crédit s’impose de fait comme « norme », dans les différents sens du terme, et où la transaction au comptant prend quasiment un caractère d’exception. L’attitude des créanciers lors des faillites et la façon dont les lois et la jurisprudence l’envisagent seront d’autres éléments à prendre en compte. Plus largement, il s’agit de comprendre quelle influence exercent les normes et les procédures juridiques sur l’arbitrage entre les différentes formes de crédit, donc sur les stratégies des acteurs, créanciers et débiteurs potentiels.

4. Crédit et confiance

Faire crédit engage un transfert sur le long terme qu’il convient d’autant plus de garantir que l’on ne se situe pas dans un cadre institutionnel plus ou moins réglé. La relation de crédit s’installant dans la durée, il convient d’étudier les moyens mis en œuvre pour assurer au créditeur une sécurité dans le temps face au débiteur. « La confiance » s’impose comme l’un des éléments centraux de la relation de crédit : aborder la question du crédit sous l’angle de la sécurité conduit à réfléchir au contenu de cette notion si souvent invoquée. Quelles sont les modalités mises en place pour sécuriser le crédit ? Quelles procédures contribuent à minimiser les risques dans la vente à terme ? Quels sont les acteurs de ces procédures (notaires, courtiers…), qui les mettent en œuvre, et qui les transforment ? Quels sont les modes d’encadrement et de routinisation du crédit ? Une grande attention doit ici être portée aux formes matérielles prises par la transaction de crédit (registres de débiteurs, lettres de relance, reconnaissances écrites ou orales, preuves admises par les tribunaux, etc.).

5. Crédit et dépendance

Il s’agit enfin, à travers l’analyse de la relation de crédit, d’interroger l’effet de la variable « temps » sur la transaction commerciale. Comme dans tous rapports interpersonnels, l’introduction d’un écart dans l’échange marchand entre le transfert et le contre-transfert, le « temps de la dette », peut densifier les échanges entre les partenaires et autorise des formes de contrôle social ; la relation de crédit peut même devenir l’un des éléments d’une stratégie consciente de mise en dépendance. L’« encastrement » entre sphère privée et sphère économique est alors manifeste. Mais les espaces d’interconnaissance, voire de confiance qui autorisent le crédit sont-ils autant d’espaces de dépendance ? Comment, au final, qualifier les relations nouées autour de la vente/achat à terme ?
 
 
Jacques Bottin, Claire Lemercier et Claire Zalc, IHMC
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